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Les "champs de bataille"

du remembrement

Inès Léraud et Pierre Van Hove s'étaient fait connaître en 2019 par une "enquête dessinée" sur les algues vertes en Bretagne, qui avait donné lieu l'an dernier à un film à succès de Pierre Jolivet. Iels récidivent aujourd'hui, avec un autre ouvrage, au titre (fort bien trouvé) de Champs de bataille, portant sur un sujet d'histoire environnementale et sociale, certes déjà abordé par quelques géographes, historiens et anthropologues dans des publications assez confidentielles, mais jusqu'à présent bien peu traité pour le grand public : le remembrement agricole de la seconde moitié du XXème siècle en France — particulièrement en Bretagne —. Les auteur·e·s ont obtenu le concours d'un agrégé d'histoire, doctorant, Léandre Mandard, spécialiste de l'histoire environnementale, sociale et culturelle de la modernisation agricole après 1945 ; mis en scène dans le livre, il a participé à sa rédaction et y a inclus des sources fort bien choisies.

Le résultat est bluffant.
C’est un réquisitoire convaincant contre les décideurs politiques et la FNSEA, syndicat dominant du monde paysan. Il décrit la marche forcée de la réorganisation foncière par une redistribution des parcelles entre agriculteurs, sous l’autorité de politiques, de hauts fonctionnaires et de "syndicalistes" persuadés d’incarner la modernité face à des agriculteurs jugés passéistes et incapables de percevoir leur intérêt. 

Les auteurices mettent en évidence la vision administrative, productiviste et intéressée des élites qui ne considéraient que l'efficacité à court terme et faisaient fi du sort des populations.

Quelques idées-clé :
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est le régime de Pétain qui a initié le processus : « la terre ne ment pas », certes, mais les technocrates de Vichy n’ont eu aucun scrupule à lui faire violence !
Parmi les principales victimes, les arbres fruitiers (autrefois omniprésents dans les prés où paissait le bétail), les haies (réservoirs de biodiversité) ou les talus (essentiels à la régulation des cours d’eau qu’il faut aujourd’hui, dans certains territoires, « reméandrer ») !
L’ouvrage n’est pas tendre envers les industriels — souvent américains — de la chimie des engrais ou du machinisme agricole, voire tous ceux qui recrutaient leur main-d’œuvre parmi les ruraux quittant la terre pour des villes bien peu hospitalières.

Pas toujours  désintéressés,  les  chambres  d’agriculture,  le génie rural,  l’INRA (créé en 1946, à une époque où la France était en période de pénurie alimentaire), la presse quotidienne régionale,  la Radio-Télévision Française (contrôlée par le Pouvoir), puis les institutions européennes se sont faits les chantres du remembrement. La discorde gagnait les villages, au point de provoquer de véritables drames, et les réclamations des "perdants", souvent peu organisés, n’étaient que très rarement prises en compte. 

Parmi les élus, si les communistes et certains socialistes étaient à l’écoute des petits exploitants, il n’en était pas de même de Mitterrand, de Jean Monnet ou du M. R. P., clé des coalitions politiques.

Au nombre des instigateurs de ce bouleversement de la vie rurale, de cette fracturation de la société paysanne, de ce triomphe d’un capitalisme impitoyable et triomphant, on trouve des acteurs parfois inattendus ; ainsi René Dumont, chantre en 1941 du remembrement imposé, qui, influencé trente ans plus tard par le rapport Meadows sur « les limites de la croissance », deviendra la figure de proue de l’écologisme en France. Moins surprenant, Edgard Pisani, ministre de l’agriculture de De Gaulle, qui, très honnêtement, reconnaîtra quarante ans plus tard ses erreurs. En revanche, les principaux dirigeants du syndicat agricole majoritaire semblent persévérer dans l’aveuglement ! 

Pour les auteurs, la vie rurale a été profondément meurtrie : vente des bêtes, course aux tracteurs, endettement, fin de l’entr’aide... Les paysans rebelles ont été broyés par le système, et les trop rares initiatives pour renouer avec une agriculture paysanne ont bien du mal à s’imposer.

On peut trouver dans cette BD militante des partis-pris, voire un certain manichéisme. Mais l’argumentation est solide,  la lecture passionnante, les ravages sociaux et écologiques du remembrement finement analysés, et un élément fondamental des changements de nos sociétés dans les dernières décennies est mis en lumière pour le grand public.

Pour aller plus loin :

Inès Léraud, Pierre Van Hove, Champs de Bataille - l'histoire enfouie du remembrement, La Revue Dessinée, Delcourt, 2024

 

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-du-mercredi-20-novembre-2024-8473983

Michèle Salmona, Souffrances et résistances des paysans français, L’Harmattan, 1994

 

Christophe Bonneuil, Frédéric Thomas, Olivier Petitjean : Semences, une histoire politique. Amélioration des plantes, agriculture et alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale, Charles Léopold Mayer, 2012

Un prochain numéro de Secrets d'info, sur France Inter (le samedi à 13 h 20), sera aussi consacré à cette B.D.

 


... et, sur le précédent sujet traité par les deux auteurs :

Inès Léraud, Pierre Van Hove, Les algues vertes - l'histoire interdite, La Revue Dessinée - Delcourt, 2019

 

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/culture-bd/culture-bd-par-melanie-chalandon-en-direct-du-dimanche-29-aout-2021-8715566

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